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11 Janvier 2020
HAÏTI – Séisme : 10 ans après? Quelles leçons ? Quelles propositions nouvelles ?
Port-au-Prince, le 11 Janvier 2020
Le 12 janvier 2020 marque une décennie du séisme dévastateur. C’est la vie de tout un peuple qui a basculé en 35 secondes, malgré le fait que les destructions ont principalement frappé une partie de la capitale du pays, Port-au-Prince et des villes avoisinantes.
10 ans après, des images poignantes et choquantes du drame hantent encore tous les esprits. La société entière dans toutes ses composantes a été touchée et profondément troublée par l’ampleur de la catastrophe : 300,000 morts, autant de blessés, 1,5 millions de sans-abris, plus de 200,000 habitations détruites ou endommagées, 500, 000 déplacés vers des villes de province... Le pays a osé rêver d’un avant et d’un après 12 janvier 2010.
10 ans après, le nouveau regard que la société haïtienne se devait de jeter sur elle-même ne s’est pas concrétisé. L’exigence admise – tout au moins reconnue – par tous les secteurs pour l’avènement d’un nouveau leadership étatique est devenue pure illusion. 10 ans après, le pays n’est pas sorti des décombres. Quelles leçons en tirer ? Et quelles propositions nouvelles ?
Une première leçon : le souvenir de nos morts
est confronté à l’épreuve de l’oubli
Le 12 janvier 2020 qui marque l’anniversaire de la décennie du séisme permet un retour dans l’espace public d’un discours mémoriel mêlant tristesse et nostalgie, pleurant la mort de masse et le souvenir des absents. Il convient, cependant, d’admettre qu’au cours de cette décennie il y a eu au plan collectif trop d’oubli de la mémoire des victimes. Quelques groupes ont bien compris et, de ce fait, sont restés de manière constante, permanente attachés à l’exigence de remémoration. Mais collectivement le souvenir de nos morts s’est trouvé malheureusement confronté à l’épreuve de l’oubli. Même les mouvements sociaux et populaires se sont éloignés de la dimension réflexive sur le séisme qui devait faciliter la compréhension de ses causes profondes afin de mieux se préparer pour répondre aux risques et aléas futurs. 10 ans après, nos organisations et institutions signataires de la présente
réaffirmons que le souvenir des victimes et la mémoire de nos morts demeurent un impératif de lutte indispensable à partager dans l’espace public. Cet impératif participe de la lutte globale d’émancipation du peuple haïtien et de l’émergence d’une citoyenneté nouvelle. En ce sens, il s’éloigne forcément
des pratiques religieuses fondamentalistes qui renvoient l’explication du
séisme à un mal absolu constitué par la malédiction ou l’intervention de Satan.
10 ans après, le déficit de construction d’une mémoire socialement juste de nos victimes doit être comblé. Puisque le séisme reste le champ mémoriel le plus puissant capable de forger un dessein collectif autour d’un nouveau présent pour un meilleur avenir.
Une deuxième leçon : le pari manqué de la
reconstruction ou de la refondation
Une fois apaisé le moment de forte stupeur et de vives émotions suscités
par les souffrances et les innombrables pertes en vies humaines, des débats
se font jour autour d’un questionnement majeur : comment transformer en opportunité ce drame inqualifiable qui a frappé des millions de femmes et d’hommes au niveau de toutes les couches sociales du pays ?
Très vite une opposition vient à s’établir entre reconstruction et refondation. Reconstruction viserait d’abord et avant tout la remise en état, la réhabilitation des infrastructures détruites. Alors que refondation désignerait un processus global qui façonnerait un nouveau mode de rapports sociaux conduisant à la déconstruction de l’ordre établi.
L’intérêt d’une telle opposition a été de rappeler que le séisme comme phénomène naturel reste potentiellement déclencheur de dégâts et de destructions. Mais l’ampleur ou la gravité des pertes reste tributaire de facteurs anthropiques, de la capacité de préparation, de réponse et de gestion des risques et aléas naturels.
10 ans après, le débat entre reconstruction et refondation suscité par la mort
de masse vécue par notre société n’a pas permis de tracer les contours d’autres choix tournant vers un nouvel avenir pour le pays. Moins de 2 ans après le drame, il s’est même opéré un virage politico-mafieux qui allait accoucher de l’un des gouvernements les plus corrompus de notre histoire. La dilapidation de fonds internationaux destinés au développement du pays et le pillage de la caisse publique sont, entre autres, les crimes marquant une nouvelle ère de corruption dans l’histoire de ce peuple. Le pays est aujourd’hui administré par un Etat fantôme incarnant des intérêts criminels et mafieux, tirant principalement sa légitimité du soutien ou de la bienveillance des tuteurs internationaux.
10 ans après, le pari de la reconstruction ou de la refondation est désormais installé dans les marges de l’espace public. Et ce pari manqué s’est aggravé de l’échec global de la gestion post-séisme.
Une troisième leçon : l’échec de l’humanitarisme
débridé dans la gestion post-séisme
Le séisme du 12 janvier 2010 a suscité un peu partout à travers le monde des
élans de solidarité et de compassion. Une mobilisation internationale sans
précédent a provoqué l’intérêt pour Haïti et une générosité massive des peuples. Il est fondamental de rappeler que la communauté nationale n’avait pas attendu l’aide internationale pour se mobiliser. La solidarité inter haïtienne a été exemplaire. La majorité des vies sauvées des décombres a été le fait des efforts locaux avec peu de moyens et de manière inexpérimentée. La paysannerie a encore payé au plan économique l’un des tributs les plus élevés en accueillant des centaines de milliers de déplacés ou rescapés fuyant la capitale, Port-au-Prince. Les statistiques officielles n’établissent aucun bilan de ces sacrifices livrés par la paysannerie.
Dans un climat quasiment de vide de pouvoir, la gestion post-séisme allait être
immédiatement accaparée par la coopération internationale marginalisant ou mettant purement ou simplement à l’écart les acteurs locaux. Des milliers d’acteurs humanitaires ignorant dans leur grande majorité tout de l’histoire sociale du pays – et souvent même son positionnement géographique – arrivaient et conduisaient des actions de toute nature. Cet humanitarisme débridé venait à être marqué par 4 tendances lourdes :
• Tout paraissait se ramener à la réponse humanitaire avec des interventions largement inadaptées, coûteuses dans le cadre d’un effort de coordination insuffisant et excluant les acteurs nationaux (l’anglais n’était-il pas la langue de travail des clusters ?).
• La phase dite de reconstruction tiraillée entre 2 structures : la Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH) constituée par Arrêté Présidentiel en avril 2010 et co-présidée par le Premier Ministre haïtien d’alors, Jean Max Bellerive, et l’ancien Président des Etats-Unis Bill Clinton et un fonds multi bailleurs, le Fonds de Reconstruction d’Haïti créé auprès de la Banque Mondial qui devait financer les actions dans le cadre du PARDN avec ses 4 piliers : refondation territoriale, refondation économique, refondation sociale, refondation institutionnelle.
• L’opacité totale dans la gestion des fonds portant tant sur la phase
d’urgence que celle de reconstruction. 10 ans après, il est difficile de
déterminer les instances en charge de la reddition de comptes portant
sur l’ensemble des projets financés dont il est quasiment impossible
d’identifier un cas à succès.
• L’impossibilité d’établir un réel bilan entre les effets d’annonce et
la réalité des montants décaissés. Les dégâts causés par le séisme ont
été évalués à 7.8 milliards de dollars, soit 121% du PIB de 2009. Les
promesses internationales s’élevaient à 12.4 milliards. Quel a été le
montant des décaissements ? Et quel en a été surtout le pourcentage réel
fourni au pays ? Incontestablement, le Venezuela est l’un des rares pays
qui a directement soutenu l’Etat haïtien à travers le programme Petro
Caribe. C’est pourquoi la dilapidation des fonds dudit programme par les
différents Gouvernements qui se sont succédé au pouvoir ne doit pas rester
impunie.
10 ans après, l’image des camps a bien sûr disparu. Mais le double échec
de la réponse humanitaire et des efforts de reconstruction nous
laissent un pays toujours sous les décombres. Quelles propositions
nouvelles pouvant ouvrir la voie à une perspective alternative ?
Une première proposition : la mémoire des
victimes doit devenir pratique sociale
La dévastation déchirante engendrée par le séisme du 12 janvier 2010 est l’un
des rares évènements de notre histoire capable de rassembler notre peuple et la nation, sans occulter les contradictions et inégalités sociales, ainsi que le poids des rapports de domination néocoloniale. La mort de masse vécue par tout un peuple constitue d’ailleurs par elle-même un désaveu irréfutable à l’ordre existant des choses. Il nous faut définitivement et collectivement conférer un statut à cette mémoire pour qu’elle devienne pratique sociale. Oublier cette mémoire, c’est l’oubli même des injustices qui ont rendu possible l’ampleur des catastrophes. La mémoire comme pratique sociale intègre donc un triple enjeu fondamental :
• La permanence des commémorations qui sauvent la mémoire des
victimes de l’oubli.
• L’intérêt d’instituer ou de préserver des repères qui rendent compte de
la mémoire au présent. En ce sens, il s’avère indispensable de lutter pour
protéger le Mémorial de Martissant qui constitue, au demeurant, le seul
poumon vert de ce quartier. Nous devons nous mobiliser pour que l’Etat
institue un Mémorial digne de nom dans la zone de Ti Tanyen où sont
enterrées des dizaines de milliers de morts.
• Et l’organisation du travail mémoriel au plan civique et éducationnel.
La mémoire comme pratique sociale viendra nous rappeler sans cesse
le défi permanent à réinventer les rapports sociaux dans notre pays.
La deuxième proposition : Construire enfin un Etat
Le 12 janvier 2010, il a été permis de constater l’impuissance totale de l’Etat
face aux conséquences de l’une des plus graves catastrophes naturelles connues dans le monde. La coordination de l’aide ou la réponse humanitaire s’est faite sans les autorités haïtiennes. La faiblesse de l’Etat le rendait également incapable d’orienter et de conduire les efforts de reconstruction. Rappelons qu’historiquement il n’y a jamais eu un Etat qui soit réellement sensible à l’amélioration des conditions de vie des citoyennes et des citoyens dans le pays.
10 ans après, cet Etat faible laminé par les effets des programmes
d’ajustement structurel imposés depuis plus de 30 ans devient totalement
fantomatique. Il est aujourd’hui confisqué par des groupes politico-
mafieux et se trouve aux ordres des intérêts étrangers et oligarchiques.
10 ans après, l’appel qui a été lancé dans la période post-séisme pour que le pays dispose enfin d’un Etat faisant montre d’un leadership nouveau et transformateur est plus qu’actuel. Ce leadership étatique alternatif appelé de tous ses vœux par la population ne sera pas possible sans la refondation de la société civile haïtienne.
La troisième proposition : l’impératif de la refondation de la société civile
L’importance acquise par la solidarité inter haïtienne qui s’est exprimée immédiatement après le séisme ne doit pas occulter la faible capacité de réponse de la société civile organisée. Les acteurs sociaux et populaires qui ont servi de levier dans la période post duvaliériste à sa structuration sont entrés dans une phase de décomposition depuis la fin des années 90. Ce processus n’a fait que s’accélérer. Le temps du fétichisme des mouvements et des grandes organisations sociales est désormais révolu.
10 ans après, une dynamique nouvelle des luttes sociales et populaires est à inventer. Des orientations politiques et idéologiques nouvelles doivent s’affirmer. Des formes alternatives de structuration et d’institutionnalisation des luttes sociales deviennent indispensables.
10 ans après, la recomposition de la société civile autour de nouveaux acteurs et de nouveaux objectifs de lutte est la seule réponse sociale apte à favoriser un nouveau champ d’expériences et un nouvel horizon tourné vers l’avenir. Ce travail de recomposition ne se trouve en phase qu’avec une coopération internationale réellement solidaire.
La quatrième proposition : l’enjeu indispensable constitué
par une coopération internationale réellement solidaire
10 ans après, les rares projets à succès identifiés dans la période post-séisme
ont quasiment tous été appuyés par la coopération internationale solidaire. Tous ces projets ont été basés sur un partenariat empreint de confiance, de respect mutuel et construit depuis de longues années entre des acteurs du Nord et locaux.
10 ans après, la voie qui a été tracée par cette coopération internationale solidaire doit être approfondie et renforcée. Il s’agit d’une importante tâche qui contribuera au renouvellement des mouvements sociaux et populaires qui sont appelés à faire naitre un nouveau régime d’historicité cristallisant de nouvelles valeurs (démocratisation du
tissu social, reddition de comptes, justice climatique et réponse aux risques, économie sociale et solidaire...). Le renouvellement des mouvements sociaux et populaires sera porteur de nouveaux rêves et d’espoirs qui transforment le lien social et qui rendent possible l’écriture d’une page d’Histoire nouvelle pour notre pays.
10 après le séisme, nous organisations et institutions signataires de la présente, à la lumière des leçons et propositions nouvelles, nous nous engageons dans la logique d’une année commémorative. Le chronogramme de nos activités qui se déroulera sur toute l’année 2020 et qui touchera les 10 départements géographiques est structuré autour du triptyque : MEMOIRE, COMPREHENSION ET PERSPECTIVE.
Pour la signature de cette note :
Commission episcopale nationale de l’eglise catholique
romaine Justice et Paix (Ce-Jilap)
Plateforme des Organisations Haitiennes des Droits Humains (POHDH)
Institut de Technologie et d’Animation (ITECA)
Sosyete Animasyon Kominikasyon Sosyal
Tet Kole Ti Peyizan Ayisyen